Le mardi 22 septembre, la chaîne franco-allemande Arte a diffusé le documentaire ouvertement antivape Cloper sans fumée – La nicotine revisitée. La chaîne culturelle n’en est pas à son coup d’essai, et on est en droit de se poser de nombreuses questions : Arte est-elle dans son rôle ? Et plus encore : qui donne les ordres ?

À un certain stade, il n’est plus question de parler de biais, ni même de distorsion de la réalité : le reportage qui a été diffusé sur Arte à propos du vapotage semble bel et bien se dérouler dans un monde parallèle où les règles scientifiques, les réalités économiques et la déontologie journalistique ne sont pas les mêmes que dans le nôtre.

Que dire d’autre, en effet, d’un reportage réalisé uniquement à charge, s’appuyant sur des preuves qui n’en sont pas et des affirmations en contradiction avec la réalité ?

Les thèmes antivape récurrents

Les idées développées dans le reportage sont toutes très bien connues des spécialistes : la théorie de la passerelle (le vapotage serait la porte d’entrée des jeunes vers le tabac), le cheval de Troie (le vapotage serait une invention de Big Tobacco pour attirer une nouvelle clientèle), la dangerosité avérée de la vape, la nicotine cancérigène et plus addictive que l’héroïne, le syndrome Evali qui a frappé les États-Unis durant l’été 2019 serait dû au vapotage, etc.

Mais plus encore, le thème qui est martelé tout au long est : la vape est une arme de l’industrie du tabac pour rendre accros les jeunes. Et le reportage ne fait pas dans la dentelle, en consacrant de longues minutes sur les mensonges de l’industrie du tabac, pour développer une idée sournoise : tout ce qu’on peut vous dire de positif sur la vape est un mensonge élaboré par cette même industrie du tabac.

Ce point a également dérangé Clément Thouzeau, responsable Commercial France de Laboratoire Lips France : “Ce documentaire est une mise en avant de l’industrie du tabac, une diabolisation de la nicotine et des analyses faites sur les produits peu scrupuleux du marché américain. Je zappe, non merci.”

De son côté, la Fivape dénonce “un reportage sensationnaliste : le titre promet de traiter de vape, mais le sujet parle principalement de cigarette et de nicotine. Enfin – et c’est le plus grave – parce qu’il relaie des informations fausses, de nature à encourager les fumeurs à continuer. En laissant entendre que la nicotine est le problème majeur de la cigarette, ce documentaire ment à son audience”.

Enfin, Gaïatrend regrette l’angle choisi. Selon la société alsacienne, “l’amalgame entre vape sauvage et vape responsable sert non seulement les intérêts des Big Tobacco qui cherchent à éliminer de petits acteurs engagés comme Gaïatrend, mais sert aussi les intérêts d’un autre très grand lobby : Big Pharma.”

On peut aussi s’interroger sur la pertinence du casting des intervenants : entre le “spécialiste” Stanton Glantz venu présenter les résultats d’une étude alarmante sans qu’à aucun moment il ne soit précisé que l’étude a été retirée pour cause de fraude, et les habituels détracteurs de la vape, ce qui est frappant dans le reportage, c’est qu’il est mené uniquement à charge, et ne s’embarrasse pas de rigueur, surtout scientifique.

Nous n’allons pas non plus débunker l’aspect scientifique ici, parce que cela a déjà été fait par Philippe Poirson sur son blog Vapolitique, avec des explications étayées par une bibliographie très complète.

Le problème de la récidive

Déjà, en 2015, Arte avait suscité la colère des vapoteurs avec un reportage sur la vape dans l’émission X:enius. On y retrouvait des affirmations comme “La cigarette électronique est à mettre sur le même plan que la cigarette normale”, “Vapoter comporte un risque supplémentaire pour les autres fumeurs, vous voyez quelqu’un qui vapote et vous avez envie d’une cigarette, ça produit surtout un effet de cumul”, “Prétendre que la cigarette électronique permet d’arrêter de fumer est une tromperie du point de vue scientifique. Strictement aucune étude ne l’a démontré”, “[Le vapotage passif] est nocif”.

Soit à peu de chose près les mêmes affirmations que dans Cloper sans fumée – La nicotine revisitée. La différence, c’est que si, à l’époque, il était simplement possible d’accuser les journalistes d’avoir mal fait leur travail, les études scientifiques en étant à leurs débuts sur le sujet, aujourd’hui, il est tout à fait permis de les accuser de mensonge. Parce que la science est passée par là, études et méta-analyses contredisant ces affirmations.

  • Cigarette électronique, sur le même plan que la cigarette normale ? Non, elle est au moins 95 % moins dangereuse.
  • Vapoter donne envie de fumer, théorie de la passerelle ? L’effet passerelle n’existe pas.
  • La vape n’aide pas à arrêter de fumer ? Si, c’est même le moyen le plus efficace pour cela.
  • Le vapotage passif est nocif ? Le vapotage passif, lui non plus, n’existe pas (ou plutôt, pour être rigoureux, il existe dans des proportions si infimes qu’il en est négligeable).

Pas loin de la diffamation

On le voit, donc : les auteurs du reportage ne se sont pas donné la peine de tenir compte des preuves scientifiques sur le sujet. Pire encore : les intervenants n’hésitent pas à diffamer leurs confrères et les institutions favorables au vapotage.

Un problème également relevé par Jean-François Douenne, directeur général de D’lice : “Il me semble que ce programme a présenté aux téléspectateurs d’Arte des affirmations erronées. Elles pourraient malheureusement porter préjudice aux personnes qui désirent sortir du tabagisme et de ses effets mortifères grâce à l’e-cigarette. Au lieu d’informer sans fumée, Arte informe sans savoir ! C’est regrettable pour une chaîne publique.”

Arte dans son rôle ?

Mais la chaîne Arte est-elle dans son rôle ? Créée le 30 mai 1992, la chaîne Arte est un Groupement Européen d’Intérêt Économique composé de deux pôles : Arte France, anciennement la Sept, et Arte Deutschland.

La ligne éditoriale de la chaîne est clairement exprimée dans ses statuts : “Le Groupement a pour objet de concevoir, réaliser et diffuser ou faire diffuser par satellite ou par tout autre moyen, des émissions de télévision ayant un caractère culturel et international au sens large, et propres à favoriser la compréhension et le rapprochement des peuples en Europe.” (source : article 2.1 du Contrat de formation d’Arte le 30 avril 1991).

Et, lorsqu’il s’agit de culture, son domaine d’exercice, Arte domine la concurrence de toute sa stature. Les esprits chagrins souligneront qu’en matière de culture, la concurrence n’est pas très vive, mais il n’empêche : le haut niveau de la chaîne dans ce domaine est incontestable, qu’il s’agisse de culture grand public, comme le documentaire récemment consacré à Kate Bush, plus underground comme l’émission Tracks, ou destiné aux amateurs éclairés comme les travaux sur les artistes contemporains ou les musées classiques.

La culture est vue au sens large. Ainsi, documentaires de voyages, sur la vie des animaux ou sur la science côtoient des reportages sur les vignes en Australie ou la farine avec laquelle on fait le pain. Écologie, développement durable, les sujets d’actualité y trouvent leur place.

Dès lors, un reportage sur la vape, dans la rubrique “Médecine et santé” n’est pas incongru en soi. Sauf que l’on arrive à un des travers d’Arte, à savoir une conception toute relative de la pluralité des opinions. Sur un certain nombre de sujets de société ou politiques, tout sens de la nuance est banni, au point que l’on arrive à la limite de la propagande. Comme ce reportage sur la vape qui nous intéresse présentement où aucun défenseur du vapotage n’a été invité. Et pour cause : ce sont 90 minutes, longues et douloureuses, de propagande.

Stanton Glantz, célèbre activiste anti-vape : « et ce qu’on c’est que la cigarette électronique ne fait qu’aggraver l’épidémie de tabagisme ».

Générique de fin.

Plus de questions que de réponses

On notera la concomitance de ce que l’on peut qualifier d’attaque en règle contre le vapotage avec la volonté récemment exprimée de l’Allemagne, entre autres, de “sévir” sur le sujet. Entendez par là arrêter l’hémorragie de taxes liées au tabac en décourageant le vapotage et en le taxant à son tour pour compenser.

Le documentaire est produit par une société Allemande, Berlin Producers, qui a pignon sur rue et a réalisé de nombreux reportages sur des sujets variés, allant de Beethoven aux migrants, en passant par l’écrivaine Hannah Arendt ou l’orchestre philharmonique de Kinshasa. Rien de polémique.

Contactée par nos soins, une société de production française nous explique que ce type de sociétés fonctionnent généralement sur des documentaires prévendus aux chaînes. Soit la société propose un sujet et le réalise une fois qu’une chaîne s’est déclarée intéressée, soit une chaîne contacte la société ou émet un appel d’offres pour réaliser un documentaire sur un sujet précis.

Impossible de savoir ce qui s’est passé dans ce cas précis : ni Arte, ni Berlin Productions n’ont donné suite à nos demandes. À la suite de la diffusion du reportage, Philippe Poirson, parmi d’autres citoyens, a déposé une saisine auprès du CSA en dénonçant 10 points et a demandé le retrait du document visible en replay. “Étant investi dans l’aide à l’arrêt tabagique et pour l’information sur la réduction des risques, cette diffusion me porte directement préjudice”, a-t-il regretté.